Un très léger soupir.
Félicité sentait croître en elle, en même temps que l’enfant qu’elle portait, une haine de la guerre qui était amour de la vie. Et bien qu’elle n’en soufflât mot, elle était en cela un esprit insoumis, une résistante. Immobile sur le quai de la gare, elle regardait son Baptiste partir pour le front, lui et son frère Félix de la ferme voisine, ses propres frères, les amis du village, tous ces jeunes hommes apeurés. Pas d’accolades, pas de dernier baiser. Le visage buté, la révolte vrillée au corps. Elle hurlait en silence l’horreur de ce départ. Les mains sur le ventre, elle savait déjà la bataille qu’elle aussi devrait livrer. Elle avait dix-sept ans.
Son Baptiste, elle l’avait rencontré au bal des conscrits. Elle connaissait déjà Félix qui venait de temps en temps à la maison voir ses grands frères. Mais, ce soir-là, entre elle, si jeune, et Baptiste, à peine plus vieux, ce fut comme une évidence. Ils bavardèrent longuement, se racontèrent leur vie, refirent le monde et le colorièrent de bleu alors que les canons grondaient déjà au loin. Ils ne pensèrent même pas à danser ou à s’embrasser et restèrent sur le banc du préau de l’école, genoux collés, mains jointes. Félicité, c’était une des filles les plus sérieuses du village, la première du canton pour son certificat d’études ! Et, depuis, une couturière appliquée et courageuse, quand elle n’aidait pas les parents à la ferme…
Quelques jours plus tard, Baptiste est parti au front une première fois. Il n’a pas écrit, ce n’était pas la peine, il était son promis, sans mots, sans signatures.
Cette permission qui se terminait fut pour Félicité un bien curieux moment. D’abord, elle ne reconnut pas Baptiste, fumeur et aussi buveur maintenant, amaigri, taciturne lui qui savait si bien raconter. Jamais elle ne sut ce qu’il avait vu, vécu ou enduré dans ces tranchées dont ils parlaient tous. Il n’en dit rien. Elle sentait confusément qu’il était très éprouvé mais qu’il ne pouvait mettre de nom à ces émotions intenses, puissantes et silencieuses qui l’étouffaient. Elle, ça l’aurait soulagée d’entendre parler du quotidien d’un soldat, d’exploits guerriers, de patriotisme ou même d’horreurs meurtrières ! C’est ce qu’on attendait d’un soldat ici ! Mais l’inexplicable souffrance de la guerre ravageait son âme de jeune homme d’à peine vingt ans.
Pourtant, il ne l’oublia pas pendant ces quelques jours et vint la chercher chaque soir. Il ne parla plus de cette belle fête des conscrits. Il la regardait en silence au point que c’en était gênant et qu’elle finissait pas se détourner avec coquetterie, ce qui n’était pas ses habitudes. Il devint pressant et l’embrassait avec une passion désespérée. Elle était prisonnière de cette sourde violence ; elle se sentait étouffée, soumise à Baptiste. C’était comme si elle donnait, par son corps et son âme, sa propre part à cette guerre. Abandonnée, consentante et livrée aux griffes d’un combat dont elle ne comprenait rien.
Il lui fit l’amour sans un mot mais avec une telle ferveur qu’elle lui pardonna tout : sa solitude et sa peur en un moment pareil, sa terreur de le voir repartir. Elle fit comme il voulait, il était si malheureux.
Le train s’éloignait. Elle avait dix-sept ans, elle aimait un gamin dévasté par la guerre, elle savait qu’elle était enceinte.
Elle aussi ne dit jamais rien. Il fallait travailler dur à la ferme, ses frères étaient également au front et le père n’était pas tendre ! Dans son silence, elle côtoyait des anges qui portaient la paix sur la France, des berceaux, des enfants aux nuques douces qui sentent le caramel… Quand son ventre s’arrondit et que tout fut découvert, plus d’anges ni de bébés odorants ! La violence de la réalité n’eut pas de commune mesure avec ce qu’elle avait pressenti sur le quai de la gare. À des kilomètres d’un scandale mondial qui tuait ses jeunes hommes en toute impunité, éclatait au village un scandale tout aussi monumental. Ils se déchaînèrent tous, voisins, amis, famille, père et mère… Félicité n’était plus rien. Plus rien, c’est ce qu’ils voulaient. Ni une jeune fille amoureuse, restée à l’arrière, dans l’attente du promis. Ni une jeune mère qui, courageusement, assume le travail de la terre abandonnée, la naissance d’un enfant sans père, le saccage d’une jeunesse sans baisers ni caresses… Félicité sortit brutalement de l’enfance et s’en trouva étourdie et grandie.
Elle ne céda jamais. Insoumission et résistance prenaient corps en elle ; les décisions venaient toutes seules, presque sans réfléchir, devenaient réalité, facilement. Sans peur. Contre tous ceux qui la jugeaient.
Elle attendrait le retour de Baptiste. Pas de visite chez Honorine et ses aiguilles à tricoter, pas de départ chez une vieille cousine édentée, pas de tête baissée à l’épicerie du village… Pour Baptiste et Félix, pour ses deux frères au front, elle tenait bon, travaillait, se taisait. Elle donnait sa part à la guerre.
Un matin, c’est arrivé. Baptiste, mort pour la France.
Elle n’eut pas droit au chagrin. Elle n’appartenait pas à la famille. Personne ne se soucia d’elle.
Un autre matin, Félix revint définitivement, blessé, désormais responsable de sa mère et de sa famille.
C’est alors que le plan monstrueux se mit en route. Il fallait réparer, rétablir les règles sociales, remettre de l’ordre ! L’enfant et la mère devaient prendre place dans une famille et peu importe la voix de la femme. Félix épouserait Félicité. Fin de l’histoire.
Félicité était mineure, elle n’eut pas son mot à dire et se présenta à l’autel, son ventre rond caché sous les voiles.
Baptiste, mon bel amour, je ne pleure pas.
J’ai peur que tu ne te sois pas battu pour ta vie, tu n’avais déjà plus d’espoir de paix.
L’aurais-tu fait si tu avais su pour l’enfant ? Je n’en suis même pas sûre…
Et maintenant, je vais continuer de me taire. Ce sera mon combat.
Je vais l’aimer le plus fort possible, cet enfant, tu seras fière de lui, tu seras fière de moi. Et tu seras toujours vivant.
Jour de mon mariage, le 20 janvier 1917. Félicité.
Baptiste, mon bel amour, je ne pleure pas.
Elle est née ce matin, notre petite Jeanne.
Le 20 mai 1917. Félicité.
Une feuille raide et toute jaunie, une écriture de petite écolière appliquée, une encre mauve délavée, c’est à peine si on distingue la date en bas. J’ai ouvert un vieux missel à couverture toilée et, comme un léger, très léger soupir, le feuillet s’est envolée…
Aujourd’hui, je range la maison familiale, une page se tourne, il faut vendre. Ce livre noir et poussiéreux, je ne l’avais jamais vu.
Félicité, je me souviens bien de toi sur une vieille photo craquelée ! Mon arrière grand-mère, toute petite, entourée de tes innombrables enfants. En ai-je posé des questions sur la famille, les prénoms, les filiations ! Je croyais tout savoir, naissances, mariages, vies de labeur, petits endimanchés, deuils en grand noir… Je sais seulement que tu étais taciturne et douce, mère exemplaire, épouse attentive.
Comment te blâmer de t’être tue ? Toi et tous les autres ? Trois générations de silence. C’était la guerre. Les gens n’avaient que faire d’un amour de jeunesse condamné à mort avant d’éclore. Jeanne et toi aviez besoin d’une famille. Et à cette époque, les femmes n’avaient rien à dire.
Ton histoire a été probablement oubliée de tous, ma grand-mère Jeanne ne m’en a jamais parlé et je pense même qu’elle n’en a jamais rien su.
Et moi, aujourd’hui, je t’imagine sur le quai de la gare. Je te vois à dix-sept ans. Je vois la bêtise des départs à la guerre, des wagons bondés de misérables guerriers, la pâleur des matins sur les champs de bataille, la sueur des femmes qui nourrissent les bêtes, le silence de ceux qui subissent…
À travers ce petit feuillet, je sens de la force, de l’énergie. Non, les femmes n’avaient pas la parole, mais je sais quelle puissance auraient eu tes mots... J’ai cherché partout dans la vieille maison un carnet, un cahier, un journal intime, un livre de recettes au dos duquel on note ses chagrins ou ses souvenirs. Il ne me reste que ces quelques lignes, précieux cadeau, au moment même de ma vie où les liens se tissent et cherchent sens, loin, profond. Je glisse doucement le feuillet jauni sous l’oreiller du berceau de ma fille.
Félicité, enfant de la paix, à qui j’étais si fière de transmettre l’héritage si lumineux des prénoms de tes deux ancêtres, Félix et Félicité ! Félicité, tu portes maintenant ce silence, le silence de l’amour déchiré par la guerre mais jamais vaincu, le silence des femmes vivantes et fortes.
Alors que le canon gronde encore aux quatre coins du monde.
Jacqueline Labaume